Et si on arrêtait d’isoler les personnes qui communiquent autrement ?
Réflexions autour de l’isolement systémique
des utilisateurs de CAA
Août.25
Temps de lecture estimé : 5 minutes

C’est en ces termes que Grant Blasko, utilisateur de CAA et étudiant en sciences sociales, ouvre un article marquant publié en juin 2025 dans la revue Augmentative and Alternative Communication (Blasko, 2025).
Il y développe une analyse complète de ce qu’il nomme l’isolement systémique des personnes qui communiquent autrement.
En tant que formatrice et accompagnante engagée sur ces enjeux, je ne pouvais que m’arrêter, lire, relire, et partager.
L’isolement systémique : de quoi parle-t-on ?
On parle souvent de l’isolement des personnes qui ne parlent pas, ou qui ont des difficultés à se faire comprendre. Mais Grant Blasko va plus loin : et si l’isolement n’était pas une conséquence de leur handicap, mais le produit de nos systèmes éducatifs, médicaux, technologiques ?
Ce qu’il appelle isolement systémique, c’est l’ensemble des pratiques, normes, politiques, outils qui, bien que souvent pensés « pour aider », finissent en réalité par renforcer l’exclusion sociale. Loin d’être irrémédiable, cet isolement est souvent prévisible, évitable, et donc éminemment politique et éthique.
Quatre pièges qui isolent (encore) les utilisateurs de CAA
L’article identifie quatre mécanismes concrets qui contribuent à cet isolement insidieux :
01
Des systèmes de communication simplifiés à l’excès
02
Des politiques de confidentialité qui empêchent les liens
03
Un manque cruel de repères et de modèles
04
L’injonction à l’indépendance, coûte que coûte
Quand on propose des systèmes de CAA pauvres en vocabulaire, en grammaire ou en nuance, on prive la personne d’une langue vivante, et on la condamne à une forme de silence maquillé.
Blasko parle ici d’isolement linguistique, comparable à celui vécu dans les prisons. Fort, mais juste.
Souvent, les règles de protection des données empêchent... les connexions humaines.
Pas de rencontres possibles avec d’autres utilisateurs de CAA. Pas de mentors. Pas de communauté.
L’auteur rappelle que le besoin d’appartenance est fondamental : protéger ne doit jamais signifier isoler.
À quoi ressemble une trajectoire de communication réussie quand on utilise la CAA ? À quel rythme avance-t-on ? Qui montre le chemin ?
En l’absence de pairs ou de données partagées, les utilisateurs se sentent seuls, incompétents, découragés.
L’individu porte tout, le système reste aveugle.
L’auteur décrit des situations où il doit, quotidiennement, se battre pour être entendu, pris au sérieux, ou juste laissé en paix.
Il évoque des traumatismes répétés, une fatigue chronique, une hypervigilance constante et pose une question qui mérite d’être partagée dans chaque réunion d’équipe :
“Est-ce que l’indépendance qu’on vise vaut plus que la sécurité émotionnelle ?”
Et maintenant ?
Comme nous l'indiquions, cet isolement systémique n'est pas une fatalité, c'est en ce sens que Blasko, dans son article, ne se contente pas de dénoncer des faits, il propose des pistes simples et accessibles pour changer nos pratiques :
- Concevoir des systèmes de CAA riches, vivants, et partagés.
- Repenser les politiques de confidentialité pour favoriser les rencontres entre pairs.
- Valoriser l’expérience vécue des utilisateurs, créer des repères communs, des rôles modèles.
- Intégrer l’interdépendance comme valeur éducative et sociale, au même titre que l’autonomie.
Ok, mais qu'est-ce que ça change, pour moi, pour nous ?
Ce texte m’a fait lever les yeux de mes pratiques. Fondamentalement pas parce qu'il m’apprenait quelque chose de franchement nouveau mais parce qu’il nomme avec précision ce qu’on finit parfois par banaliser. Il m’a permis de faire un pas de côté et de me reposer trois questions simples, que vous pouvez (et devez) vous aussi vous poser :
- Est-ce que je donne vraiment la place aux personnes concernées ?
- Est-ce que je laisse assez de marge, de lenteur, de respiration ?
- Est-ce que ce que je transmets soutient le lien… ou renforce la norme ?
Vous avez quatre heures...!
Non, sans plaisanter, ces questions inconfortables sont utiles et méritent qu'on ne les balaie pas trop vite, d'un revers de la main. Oui, on peut bien sûr continuer à faire comme d’habitude : cocher les cases, viser l’autonomie, encourager la participation, soutenir l’autodétermination. Et tout cela a du sens à condition de ne pas en faire des objectifs vides, ou des injonctions déconnectées du réel.
Parce que si l'on ne prend pas le temps d’interroger comment on y accède, à quel rythme, avec quels appuis, alors on risque d’ignorer ce que ça produit in fine : de l’isolement, du découragement, du silence même dans des accompagnements empreints de bonnes intentions.
Ce signal d'alerte résonne en moi depuis cette lecture et j'ai envie de dire : tant mieux.
Pour aller plus loin :
- L’article original (en anglais) :
Blasko, G. (2025). Unveiling underlying systemic isolation challenges for AAC users. Augmentative and Alternative Communication, 41(3), 215–222. https://doi.org/10.1080/07434618.2025.2515279
- Des ateliers ou formations peuvent être construits autour de ces enjeux. C'est aussi un excellent levier d'APP ! Si vous souhaitez en parler, construire, ou sensibiliser vos équipes : je suis à votre écoute.